lundi 16 mai 2011

JE SAIS D'OU JEVIENS
Une nouvelle de Stéphanie Bellido
Illustrations Cécile Chopin


« J'essaie de préserver l'idée que les forêts et cette
planète sont vivantes afin de vous la retransmettre, à
vous qui avez oublié ce savoir ».
Paolinio Païa Khan (Brésil)


FIN FEVRIER.
...Moi aussi je Respire, moi aussi j'ai des pores. Ceux qui me visualisent disent qu'à défaut d'être peureuse je suis poreuse et, croyez-moi, mes petites cavités me servent à ventiler. Il en va ainsi pour plusieurs matières minérales.
Par contre, mon coeur ne martèle pas, mon ventre ne se noue pas, mes membres ne s'agitent pas, mon cerveau ne plie pas sous les ordres de neurones malmenés ou face à un conditionnement imposé.
Pour la bonne raison que je n'ai ni coeur, ni ventre, ni membres, ni cerveau.
Ni voix non plus, ce qui me préserve du dire inutile qui est, j'en suis pour lui désolée, le propre de l'Humain.
Ainsi donc je suis pierre ponce, je respire par mes pores, je vois, entends, vibre par mes pores, je suis poreuse et âme pure : « Objets inanimés, avez- vous donc une âme ? »
Je ne suis pas objet - quoique souvent considérée comme tel : porte- bonheur, de décoration, ponceuse d'or fin ou même grattoir à peau morte- je suis matière !
L'humain aussi aurait une âme ? Alors il l'a reçue avec l'art de l'enfouir et avec une vie pour la dénigrer !
Le vent n'aurait pas d'âme ? Voyez pourtant sa légendaire puissance...
L'océan n'a pas d'âme? Quand bien même: il s'évade, influe, et Dieu sait s'il en regorge en ses abris de profondeur.

 Justin me transbahute partout, me caresse entre ses doigts, joue avec moi, me contemple comme on contemplerait un astre, me fait grâce de jolies confidences sur sa vie, Olivia, le bébé à venir...
Il lui est arrivé de me laisser stagner deux semaines dans la poche de son baggy vert, mais, mis de côté ce sombre épisode, je n'ai jamais trouvé à me plaindre.Objection ! Lorsqu'ils m'emmènent avec eux aux lacs d'Uzein ou de Beaudreix, j'ai un incontrôlable pincement aux pores tant j'ai peur qu'ils aient, l'un ou l'autre, l'idée saugrenue de me balancer à la flotte.
Olivia surtout, qui est championne en ricochets.
Mais au fond, je sais qu'ils m'aiment « symboliquement », et qui jetterait impunément un symbole à l'eau ?
J'ai grand destin d'être tombée sur eux, je suis bien mieux dans leurs poches que porte- encens dans un bar bulgare ! Ou Dieu sait quoi encore ? J'aurais pu atterrir entre les mains d'un touriste japonais qui m'aurait numérisée puis enfermée dans une vitrine ad vitam aeternam...
Pour le coup, j'aurais cessé de respirer et c'est, comme il le pense, un minéral mort que le japonais aurait pointé du doigt pour ses petits enfants:«souvenir de Bulgarie»!
La vérité, c'est que, d'où qu'il vienne, il aurait tout faux le touriste : mon parcours n'a pas été si simple, ni Justin ni même Olivia n'en ont conscience.
J'ai un très long vécu de pierre, j'ai quand même cent vingt- quatre ans! Je m'appelle Xoul. Je suis venue au
monde en mille huit cent quatre vingt-trois, dans l'île de Krakatau en Indonésie.
Depuis le mois de mai de cette même année, ma matrice, entrée en éruption, se préparait à notre naissance en projetant de colossales quantités de poussières dans le ciel et, dans la nuit du vingt- six au vingt -sept août mille huit cent quatre- vingt-trois, elle explosa enfin, littéralement désintégrée.
Morte en couches, Krakatau mon île- mère fut rayée de la carte mondiale le jour de ma naissance. Je suis donc orpheline. Ce qu'on peut en dire, c'est que ma mère n'eut pas la mort discrète: on entendit son agonie à plus de quatre mille kilomètres, jusqu'en Australie!
Les plus imposants de ma fratrie -de véritables îles de pierre ponce- endommagèrent, à leur grand désarroi,
toutes les embarcations qu'ils rencontrèrent.
Moi qui suis fort petite, j'ai dérivé longtemps, des jours et des jours, sur l'Océan indien, luttant contre les ondes de chocs qui engendraient des raz de marée plus au moins gigantesques... Les ondes firent sept fois le tour du monde, moi seulement une...
Après des mois d'errance maritime, j'ai, on ne sait pourquoi, atterri sur une côte bulgare, échoué serait
plus juste. J'y ai été ramassée par une femme éprise de l'art des coquillages qui, après m'avoir détaillée avec intérêt, m'a rejetée sur un quelconque bord de route ! N'aurait- elle pu au moins me laisser sur le sable, bercée par l'écume que j'ai connue en naissant?
Pourtant, veillait ma bonne étoile qui ne faisait qu'enclencher les effets papillons qui me mèneraient jusqu'à Pau, dans la vie de Justin...
C'est en effet au bord de ce chemin que m'a trouvée Shubby, la serveuse globe trotter qui a pris l'étrange
initiative de me fourrer dans les pores de fins bâtonnets d'encens, par bonheur divinement parfumés.
Le miracle prit sa résidence dans le billet d'avion que prit Olivia: elle se rendait en Bulgarie dans le but d'étoffer son mémoire d'agronomie sur le yaourt.
Il est vrai qu'Olivia se montre imbattable sur le sujet des vaches et du brassage « à la bulgare » !
Par miracle, elle a entendu mon appel poreux et me voilà paloise... Sûr que depuis j'ai grand bonheur à vivre avec eux, même si je souffre de ne pouvoir leur dire à quel point, parfois, je les trouve stupides. Mais l'humain a tendance à mépriser ce qui est à ses pieds.
Pour ma part, j'ai de la chance : je suis leur pierre préférée.

 Le bois n'a pas d'âme... Pourquoi donc brûle-t il ?
Les métaux, la matière, l'Eau, La Terre, le Feu, l'Air...
N'est- ce pas globalité ?
Le caillou n'a pas d'âme ? Vous allez me vexer, le caillou est mon frère !
La seule âme à mon sens profondément viciée reste celle des humains...
L'humain a perdu son intégrité, je le sais pour l'avoir longuement observé ; en un pacte étatique et tacite, il en a troqué la majeure partie contre de bien piètres pouvoirs : ceux de manger, de se laver, de s'exprimer, de s'informer, de consommer, de se conforter, de se réconforter, de se soigner...d'uriner même !
Un véritable désastre.
Rien au monde ne me déplairait plus que de me réincarner en Être humain.
L'Être humain s'est renié, avili. Il s'est menti. Il se soumet à des lois anti-nature, voire même les encourage ou les initie.
Il se montre souvent veule, inconscient, pleutre, envieux. Arriviste, peureux, égoïste, vantard. Fuyard.
Sourd et aveugle à tout ce qui le remettrait en questions. Leurre vivant...
Justin me trimballe partout avec lui et fait partie de ces rares humains qui me font les aimer. Il est fougueux, sincère, amoureux et frais. Il a quarante-deux ans et c'est sa jeune fiancée de vingt-huit ans, Olivia, qui m'a ramassée en Bulgarie où je servais de porte encens.
Elle m'a, comme on dit, dérobée, m'a fait prendre l'avion dans sa poche de jean moulant -première fois que je voyageais par voie d'air, certes bien au chaud !- et, dès son arrivée à Pau, m'a offerte à Justin qui l'attendait au « Cockpit » où ils aiment à se retrouver, même les jours où aucun d'eux ne part ni ne revient...
Ce jour- là, c'était champagne ! Elle m'avait enroulée dans du papier de soie violine et, en me lovant délicatement au creux des mains de Justin, elle s'est lancée dans un exposé sur sa « théorie animiste »: elle lui a affirmé que j'étais légère, perméable, flottante, sûrement centenaire, ronde, pure et décapante. Que j'étais donc, d'évidence, le Symbole de l'Amour !
Olivia est amusante, elle trouve des symboles à tout.

FIN OCTOBRE.

Olivia est à présent ronde comme une grosse pastèque. Leur petite Jaïna arrivera dans quelques semaines.
En attendant, elle me roule sur les monts et les pentes de son ventre mouvant sans deviner à quel point c'est une sensation exquise.
Ce qu'elle est très loin de soupçonner et qui n'a pas d'égal, c'est le fait que depuis deux mois je communique avec Jaïna ! Nous échangeons nos pensées à travers la paroi charnelle qui la protège d'un monde pas encore fait pour elle. Ou c'est elle, plutôt, qui n'est pas prête... N'étant pas encore née, elle est humaine certes mais encore aquatique, ce qui la préserve de la fatale omission des cinq sens et aussi de conscience, dont sont friands les humains oublieux.
En tant qu'esprits libres, toutes deux nous communiquons par transmission de pensées, et je peux affirmer que Jaïna a oublié d'être bête ! Là d'où elle vient, elle a côtoyé toutes sortes d'âmes, y compris dans ma branche généalogique.
On y rencontre des pierres, ponces bien sûr mais aussi précieuses, fines, à feu, levées, de taille... Les cailloutis, silex, menhir, saphir, améthyste, hématite et autre topaze sont tous mes cousins et, quand on sait l'interaction entre minéraux et végétaux, on constate assez vite que ma famille n'a rien à envier à l'humain quant à sa multiplicité !
Pourquoi donc le bipède à poils se croit-il tellement supérieur à nous, humbles essentiels ?
Les enfants - et ceux qui en ont gardé l'âme - sont seuls à nous crédibiliser, n'hésitant pas à nous qualifier de « trésor » lorsqu'ils nous dégotent au fil d'une balade en nature ou d'une plongée sous-marine...
C'est pour cela que je suis ravie de m'entretenir avec la petiote qui s'annonce à mon sens fort spirituelle ! (...)

27 NOVEMBRE.
Le 22 novembre à 19H15, Jaïna est venue au monde, après neuf heures de travail : j'y étais, serrée dans la main gauche de Justin qui, ému profondément et heureux comme un ballon d'hélium, assistait à l'accouchement.
Cette petite a, c'est inné, un caractère de feu, de tempête tropicale, de vent fou, de mer déchaînée... et la douceur des alizés, d'une forêt non dénaturée, d'un rayon de soleil, de la neige encore vierge... C'est une petite fille aussi féroce que sage. Complète, terrienne, universelle.
Je me suis entichée de cette bipède imberbe, miniature, ancestrale.
Trois jours après sa naissance, lorsqu'Olivia et Justin lui ont présenté la maisonnette où elle va désormais vivre, Justin m'a solennellement présentée à Jaïna : «Regarde, mon trésor : c'est Rover, la pierre symbole de ta conception. C'est ta maman qui me l'a offerte. Elle vient de Turquie.Elle est le gage de notre Amour et de notre désir de toi".
Curieusement, Jaïna n'a pas perdu ses dons de communication cérébrale en naissant ; j'ai donc immédiatement saisi ce qu'elle leur disait : « Certes, elle est vagabonde mais elle ne vient pas de Turquie et elle ne s'appelle pas Rover. Ta pierre s'appelle Xoul, papa, et elle vient de Krakatau, en Indonésie ; même que Krakatau n'existe plus depuis ce jour-là, parce que c'est comme ça, parce que c'est la vie, il y a plein de morceaux de Terre qui disparaissent sans que personne n'en sache rien, et que Xoul est issue de ces terres disparues.»
C'est ce qu'elle a répondu à son papa, Jaïna...Mais Olivia, sa tendre maman, a dit : « Elle doit avoir faim!», et Justin, son super papa, a dit : « Ou peut-être qu'il faut la changer ? », et ils se sont regardés avec un sourire niais, sortant couches et tétons.
Jaïna m'a alors fixée d'un regard hébété : « Dieu que ça va être compliqué de se faire entendre ! Ils semblent ne pas du tout me comprendre, pas vrai Xoul ? Mais je crois que je les aime déjà... ».
Toujours par transmission, je lui ai répondu : « N'attends des humains que ce qu'ils peuvent donner, la plupart se sont égarés en route. Aime-les ma belle, moi aussi je les aime mais toi tu es différente, tu as l'esprit pur, Jaïna, tu as - par grâce - su ne pas le perdre. Alors, n'oublie jamais d'aimer aussi les forêts, les chemins de terre, le vent, même dément, les couleurs du ciel, la magie de l'air, l'écume du sel...
Cultive ta différence, ma perle, aime ta planète. Et surtout aime-toi, ne t'oublie pas en cours de route.
Parce que la route est longue. Parce que la route est courte.
Parce que la vie est enrichissante. Et que tout est de la même trempe, à la fois rien et tout, à la fois ci et ça, c'est question de regards... N'oublie pas d'où tu viens, je t'y aiderai crois-moi.
Moi, je sais d'où je viens... Je suis fleur de rocaille...».

C'est ce que je lui ai répondu, moi, à Jaïna.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire