lundi 16 mai 2011

 PRIMUS TEMPUS VITAE!* (* Le printemps de la Vie)
Une nouvelle de Stéphanie Bellido
Illustrations: Cécile Chopin


«Il n'y a plus de saisons » : la phrase d'avril !
 Les mimosas embaument un air glacé, les dernières jonquilles frissonnent aux vents froids, les vergers en fleurs subissent les grêlons... Même les cloches, cette année, furent précédées de neige !
- « Tantine, nous partons peindre au bord du lac, nous avons pris de l'eau et des sandwiches, nous serons de retour avant la nuit ! »
- « D'accord mes poussins, vous avez bien raison de profiter du soleil, il est si timide en ce moment ! Ne dépassez pas la ligne de mère, prenez vos chevalets, soyez créatifs, marchez vigilants et... »
Nous avons délicatement refermé la porte sur ses mots bienveillants : quand Tante Paula commence, on ne l'arrête plus.
« La ligne de mère » c'est la ligne interdite : virtuelle, elle nous aide à nous fixer une conduite mentale. C'est la limite que nous imposait maman quand elle était encore vivante.
« Après la ligne » nous disait-elle, « imaginez un ravin par delà lequel, à plus de mille mètres « d'abrupteté », c'est la mer déchaînée... Si vous franchissez cette ligne, vous dégringolez, vous vous déchiquetez sur les rochers, vous vous noyez ... J'ai lissé vos ailes pour que vous voliez, mes anges, pas pour que vous tombiez! »
Voilà plus de trois ans que maman est morte et, qu'avec l'indéfectible soutien de sa soeur - notre tante Paula - nous perpétuons avidement le respect de « la ligne de mère ».
Papa, on ne le connaît pas. Quand il a pris le large, nous barbotions encore dans l'amniotique... C'est un virus au joli nom qui a tué maman : le «Papillomavirus ».
Alors qu'elle ne pouvait plus nous cacher sa maladie, elle nous racontait qu'elle n'avait pas su voir à temps qu'un cocon de rien du tout s'était pris pour un embryon et avait élu domicile au creux d'elle-même, sur les parois de cet utérus qui avait, durant huit mois et onze jours, abrité nos oeufs, qui nous avait protégés avant de nous expulser au monde.

Lorsque Maman avait découvert l'intrus, cela faisait plus de neuf ans qu'il la squattait : il avait pris son temps pour s'étoffer, éclore, passer de chrysalide à papillon géant ; elle nous montrait alors des illustrations d'Uranies, ces grands papillons malgaches aux vives couleurs.
Nous avions onze ans à l'époque et imaginions sans peine ce merveilleux insecte voleter au sein des entrailles de notre mère : du coup, nous la trouvions belle, sa maladie... Maintenant, quand j'évoque avec ma soeur la mort de maman, nous aimons parler d'Uranie plutôt que de cancer de l'utérus.
C'est d'ailleurs depuis, que ma soeur est férue de ces lépidoptères. Elle s'amuse à poétiser notre vie par l'évocation fréquente de leurs divines appellations : elle est ainsi devenue incollable sur les ailes des « paons de jour » ou « paons de nuit », sur le jaune vif des « citrons de Provence », la grâce de la « Zygène de la filipendule », le duvet du « Bombyx de l'ailante », ou le montagnard « Apollon ». Notre préféré entre tous reste l'Uranie de Madagascar, avec un petit faible pour le « sphinx tête-de mort » et le « cupidon » bien sûr ! Grâce à ma soeur et ses papillons, nous voyageons !


Louba et moi sommes faux jumeaux et heureux de l'être. Nous allons à présent sur nos quinze ans et portons avec fierté les prénoms dénichés par notre mère : Louba signifie courage et Irian (moi) prône les papous. Maman nous a tellement appris, que nous la portons en nous chaque jour que Dieu fait : grâce à elle, nous savons que le printemps est le « premier temps » dans l'hémisphère nord et que, jusqu'au 16ème siècle, il délimitait le commencement de l'année. Ou encore que les japonais ont la terreur du chiffre quatre parce que quatre en japonais se prononce « la mort ».
Elle nous parlait aussi des « grands » de ce monde : Gandhi, mère Térésa, le Dalaï-lama, le commandant Massoud, Robert Badinter, Maud Mannoni, Pablo Neruda ...
Elle nous a façonnés à l'Art (de vivre, d'Aimer, de peindre, d'être ...), conditionnés à la Nature et à l'humilité (« A l'origine l'homme est à l'image de la planète qui est à l'image de l'homme, et ça n'est pas ragoûtant ! »), et pétris de valeurs humaines (la vérité, l'action juste, la Paix, l'amour, la non-violence).
Depuis notre plus jeune âge, elle nous répétait des phrases que nous ne comprenions guère mais qui nous berçaient agréablement : « un humain doté de valeurs humaines est un humain global, intègre dans le sens que sa personnalité est intégrale ! un humain amputé ne serait-ce que d'une de ces valeurs ne sera jamais qu'un être morcelé..."

Vers huit ans, nous avons commencé à saisir ce qu'elle souhaitait nous enseigner, nous « léguer » précisait-elle.
Elle en était heureuse et souriait tendrement en disant que nous avions poussé dans le bon germinoir. Qu'il y aurait ensuite l'étape « mûrisserie ». Elle en parlait avec sa soeur, lui passait le relais l'air de rien... À sa mort, son élévation (elle préférait ce mot à « éducation ») a définitivement porté ses fruits, devenant pour Louba et moi un véritable repère dans notre construction, une pensée-phare qui nous aide à grandir droits.
Quand nous vivions auprès d'elle, nous habitions Pau et pas une semaine ne s'écoulait sans qu'elle ne nous fasse découvrir un coin d'oxygène au coeur de la cité.
Nous garderons toujours de Pau le souvenir d'une ville qui respire. Des racines bios, logique !


Pour l'heure, nous nous forgeons le souffle à Eslourenties et pêchons les poissons du lac. Lorsque tante Paula et oncle Noé nous ont recueillis, je peux affirmer qu'ils n'ont jamais voulu remplacer maman mais bien au contraire la perpétuer. Comme elle a fait don de ses organes, nous sommes heureux et fiers d'imaginer que des êtres sont en vie grâce à elle, respirent par ses poumons, battent par son coeur, voient par ses yeux...
Forts de son exemple, nous attendons d'atteindre l'âge légal afin de donner nous aussi tout ce que l'on peut donner : « On peut très bien vivre avec un seul rein » scande parfois Louba. Elle, tant qu'il lui reste ses papillons... En attendant, il a tellement plu ces derniers temps que nos corps sont imprégnés d'humidité ! D'ailleurs, Louba, en ce moment, pleure plus qu'à son habitude : elle ne dit pas « laissez-moi,
je pleure », elle dit « laissez-moi, je m'évapore ».
J'adore ma soeur.
Plus tard, elle voudrait devenir « grande exploratrice ».Moi, ce serait plutôt inventeur, mais je me suis promis, par égard pour mon prénom, d'entreprendre un grand voyage en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Louba et moi rêvons ensemble sur les aventures qui nous y attendent. Traverser des cours d'eau transformés en torrents par des pluies diluviennes, naviguer en pirogue sur des rivières inexplorées, dépecer des crocodiles, parcourir des bouts de terres inexistants sur les cartes, à dos d'étalon arabe, nous régaler du « Pandanus » au goût de Ketchup, apprendre la chasse à l'arc, nous peindre le corps à l'ocre naturel...
Ah ! ça ! Rêver, nous en raffolons, ma soeur et moi !.
(...)
Mais aujourd'hui, nous sommes dimanche, un dimanche d'avril à Eslourenties, et ce n'est pas le
fleuve Sepik que nous allons peindre mais le lac béarnais et sa digue.
Nous affectionnons cet endroit qui nous offre un environnement serein et porteur d'une valeur qui nous touche : le développement durable.
Et puis, d'ici l'année prochaine, nous pourrons pagayer sur le stade d'eaux vives de Pau, un véritable avant goût de Papou ! Enfin, si d'ici là, le miracle perdure et qu'aucune matière chimique et dangereuse ne provoque une pollution majeure !
Nous avons pris soin d'apporter avec nous un sachet de bliblis, ces pois chiches grillés dont nous raffolons et qui nous empâtent la bouche. Nous les grignotons tout le long du jour quand nous peignons, ce qui nous fait ingurgiter en suivant trois litres d'eau. C'est fou comme c'est sec et salé, les bliblis ! Notre mère les adorait et c'est ainsi : les bliblis nous inspirent autant qu'un paysage ! Louba aime à dire que les bliblis sont un « paysage intérieur ». Je vois ce qu'elle veut dire.
Au lac, nous n'apportons jamais nos portables. Un portable dans la nature, on trouve ça insultant. Sauf en forêt ou en montagne. On ne sait jamais, un printemps peut toujours être le dernier, nous ne sommes finalement pas moins vulnérables qu'un papillon... Et un portable sait sauver des vies !
(...)
Détendus mais éveillés, nous traçons sur nos toiles les contours du lac et ses mouvements doux. Pendant les heures qui suivent, nous ne parlerons pas....
Il y aura juste les sons d'alentour, les sons de la peinture, les sons de mastication des bliblis et des gosiers abreuvés...
 À la fin du jour, nous nous sourions, faisons les trois pas en arrière réglementaires et jetons un vrai coup d'oeil à nos créations. Si l'on regarde bien, on peut voir, dans nos lacs sur toile, des images vivaces, reflets de nos jeunes coeurs : nous y voyons le poids du drame potentiel et la légèreté d'une vie devant soi...
Nous y voyons l'éternité d'Amour qui nous lie à jamais, forgée par ce chemin à deux via la matrice sacrée. Nous y voyons l'exaltation du "tout à vivre" et la lassitude désabusée du "déjà vécu"...
Nous y voyons surtout une envolée de papillons, annonciatrice du printemps revenu ; et puis de l'éphémère, de la grâce, la fragilité vibrante de nos quinze ans...
Nous y lisons, imprimé dans le creux des vaguelettes : "Primo tempo vitarum, sumus papiliones": "Au printemps de nos vies, nous sommes papillons"
 (...)

Matériel sous le bras, nous prenons le chemin du retour, encore tout chauds de soleil et du bonheur de créer.
Parce que créer c'est Être et qu'Être est un printemps...
Juste savourer l'instant et juste se rappeler cette banalité: chaque minute est unique et, à chaque seconde, le sens peut s'inverser...
La vaste infinité se lit dans nos tableaux.
 Il suffit pour cela, en ça comme en toute chose, de voir avec son coeur.

Stéphanie Bellido

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