lundi 16 mai 2011

JE TE DONNE POUR LA VIE...

JE TE DONNE POUR LA VIE
Une nouvelle de Stéphanie Bellido
Illustrations Cécile Chopin


Vendredi 29 - 10H30 - Quartier du Hédas
Assise sur son muret qui surplombe les lavoirs, Ludivine prend conseil auprès de ses rosiers.
Elle peaufine son courage de quitter Bastien, avec qui elle s'ennuie ferme depuis trois paires d'années. Là, il
dort encore, grasse mat' du vendredi, pas dépieuté avant midi. Un sursis.

Vendredi 29 - 10H30 - Place de Verdun
Hector et Marina ne passent qu'à midi mais Safari, très excitée, est déjà prête : son grand frère l'emmène camper trois jours sur la côte avec ses potes. Que des grands de terminale ! Il y aura même Pedro, le plus beau de la bande.
Zaïon tempère sa soeur, ce petit bout de femme qu'il gratifie parfois de "trop vivante". Quinze ans déjà qu'il
veille sur elle.

Vendredi 29 - 10H30 - Les Halles
Judith s'achète une botte de gypsophile, un peu cher à l'achat mais éternel. Elle en amasse chez elle, des brassées séchées. Elle a déposé Sarah à l'école toute proche et dispose d'une bonne heure pour vadrouiller
dans les allées achalandées. Elle se sent légère et, aujourd'hui, plutôt jolie.

Vendredi 29 - 10H3O - Etablissement Français du Sang - Site de Pau
Elroy avale un thé, le sixième de la matinée. Les premiers donneurs de la journée ne vont pas tarder.
Ils viennent pour un don de plasma et cela enchante Elroy. Il s'agit de survie humaine. Pourtant, les dons
sont encore trop rares.
Il y a bien des substituts de plasma mais ils se révèlent insuffisants quand les cellules ont besoin d'oxygène en profondeur.
Elroy pense aux dernières recherches sur les substituts sanguins : ils auraient créé un "transporteur d'oxygène", le P.F.C. Cela le fait rêver.

Vendredi 29 - 10H30 - Louvie-Juzon
Aude défaille à l'idée de ce qu'elle vient de faire. Elle touche inconsciemment son ventre. De toutes les manières, elle a su se taire : personne n'en saura rien.

Vendredi 29 - Midi - Quartier du Hédas
Le poulet a voltigé au travers de la vaste cuisine, répandant son jus, son gras et ses tranches de farce.
Il a crié. Elle l'a laissé faire. IL a pleuré. Elle lui a tourné le dos. Il a hurlé. Elle a mis un disque. Il l'a insultée. Elle est restée muette. Il l'a menacée. Elle lui a dit "ça suffit, Bastien !"
Il l'a frappée, d'abord à la lèvre, puis à la tempe. Elle n'a rien pu faire.

Vendredi 29 - Midi - Place de Verdun
Safari voudrait abréger les adieux aux parents, les calinards, les blablablas... au lieu de quoi, ils sortent tous au jardin pour y siroter une orangeade qui n'en finit jamais d'être bue.
Enfin, ça sonne à la porte : ce sont Hector et Marina.
Sans presque s'en apercevoir, Safari est dans la voiture. Une R21 chargée à bloc. Peu après, la voiture
démarre.
Son coeur bat la chamade. Ils vont chercher Pedro.

Vendredi 29 - Midi - Etablissement Français du Sang - Site de Pau
Elroy attrape une pâte de fruit sur une table de l'accueil. Trop sucrée mais bienvenue.
Voilà bien une demi-heure que le jeune couple est parti. Il les a trouvés matures, conscients, cela le fait
espérer. Son esprit vagabonde sur la piste des cellules souches, les cellules initiales de la vie, prélevées dans
le cordon ombilical ou dans le plasma. il rêve de participer à ces techniques novatrices. Il voudrait se sentir utile.

Vendredi 29 - Midi 15 - Rue Montpensier
Judith embrasse son fils et le regarde s'engouffrer dans la R21 avec son sac à dos et celui à provisions.
Tous lui font un signe et la voiture démarre.
Pedro bise les filles, "tchèque" les potes, se met à l'aise à côté de Safari. Ils sont au complet, la liberté en proue.

Vendredi 29 - Midi 15 - Louvie-Juzon
Le regard vide, les poings farouchement serrés, elle imagine si elle l'avait laissé vivre... un fils, elle en est
persuadée, qu'elle aurait prénommé Lunien.

Vendredi 29 - 10H30 - Rue Samonzet
Hector et Marina sortent de la douche qu'ils ont prise ensemble.
Le week-end s'annonce paradisiaque : ils ont rendez-vous à 10H30 pour leur premier don de plasma, et à
midi, ils vont joindre leur couple d'amoureux à leur clan du lycée. Ils partent camper trois jours à Saint-
Jean de Luz.
Ils se sentent heureux.

Vendredi 29 - 11H30 - Quartier du Hédas
Ludivine respire ses rosiers, pousse et passe le portillon de bambou, marche jusqu'à la place Gramont où elle boit un jus, lit le quotidien, fait un quinté. Elle va acheter un poulet farci, des chips à dorer au four, un pot de rouge.
Ensuite, elle rentrera dans ce qui est encore un chez eux, respirera ses rosiers (!), dressera la table, attendra qu'il se réveille. Alors elle lui servira du blanc de poulet, des chips chaudes, un verre de vin et lui dira... - bon appétit ! - qu'elle et lui, c'est fini.

Vendredi 29 - 11H30 - Place de Verdun
Zaïon termine son sac et se fait un café. Il demande à Safari d'avoir la grâce de s'agiter moins et de se
mettre au piano.
Il sait que cela la calme. La demi-heure qui suit est exquise, ponctuée par l'odeur unique du café qui coule et les valses de Chopin que Safari ne massacre jamais.

Vendredi 29 - 11H30 - Les Halles
Judith finit son marché, elle doit rentrer. Sarah mange à la cantine mais Pedro, son grand fils, part en weekend
sur la côte. On passe le prendre vers midi. Elle leur a pris de la tarte au saumon, des fruits, du fromage de brebis et deux saucissons secs. Elle rajoute une dizaine de pâtisseries libanaises.
Pour sûr, tout sera mangé ! C’est "goulu" à cet âge.

Vendredi 29 - 11h30 - A la cafétéria
Elroy avale un énième thé en feuilletant le livre d’or.
Cela lui fait chaud au coeur de lire le témoignage des donneurs qui se révèlent assidus. Elroy est las pourtant. Il voudrait travailler plus : cela voudrait dire qu’il y a plus de volontaires. Il élabore mentalement tous les possibles qu’apporterait la création d’un transporteur d’oxygène, soluté compatible avec tous les groupes sanguins. Les recherches sur les échanges transfusionnels d’hémoglobine humaine et bovine sont exemplaires mais doivent faire leurs preuves. Le sang a tant de fonctions ! De cela Elroy ne se lasse jamais.

Vendredi 29 - 11h30 - Louvie-Juzon
Aude sent que ça se tord à l’intérieur. Ça commence à faire très mal. « On » lui a certifié que la méthode,
entièrement naturelle, marchait souvent .Elle se martèle le ventre de ses paumes. Elle sort en grande nature, se traîne jusqu’à la rivière, s’accroupit derrière des sauvageons. Bientôt, elle sent, par jets, le sang entre ses jambes, plus dur à un moment : comme un caillot. Elle sait que c’est Lui. Adieu Lunien.
Aude trouve à grand peine la force de composer le 18 et d'appeler au secours.
Elle est en train de se vider de tout son sang. Elle tente, livide, de tenir sur ses pieds. Elle raccroche, rassérénée par la probable arrivée des pompiers. Ils viennent d'Arudy. Aude se hisse dans sa baignoire et
fait couler l'eau froide sur son sang en cascade. Elle est affolée mais n'a plus l'énergie de l'être.


Vendredi 29 - 11h30 - Etablissement Français du sang - Site de Pau
Hector et Marina n’attendent que le temps de manger, trop sucrée mais bienvenue, une pâte de fruit à
l’accueil. Puis tour à tour, ils partent dans le cabinet du docteur Elroy qu’ils trouvent chaleureux, fervent,
investi. Enfin, sous l’égide d’une équipe médicale adorable, ils donnent leurs bras à l’aiguille et pour la
vie. Leurs regards, tranquilles et complices, se sourient.
Ils voient le sang se séparer en globules qui repartent d’où ils viennent et en plasma stocké dans une poche.


Vendredi 29 - Midi 15 - Quartier du Hédas
Ludivine ne reprend pas connaissance. Elle gît sur le sol de la cuisine, le visage tuméfié, des marques
d'étranglement au cou, la robe déchirée. Du sang coule de ses narines et de son oreille gauche. L'oreille
du coeur. Elle respire encore.

Vendredi 29 - midi 30 - Etablissement Français du Sang - Site de Pau
Elroy est en pleine cogitation sur le couplage de macromolécules d'hémoglobine quand un appel urgent
le tire de sa réflexion : Aude, sa fille cadette vient d'être admise aux urgences. Elle est victime d'une violente hémorragie et devrait être transférée sous peu avec espoir de survie. Elroy avale un thé, déclare forfait pour la journée et démarre en trombe pour l'hôpital, par chance à dix pas.

Vendredi 29 -midi 30 - Sur la route du départ
A hauteur du pont d’Espagne, Marina pense brusquement à sa soeur : « Eh ! Si on proposait à Ludivine de camper avec nous ? Elle déprime ces derniers jours…» Tous sont ok, demi-tour, direction le Hedas.

Vendredi 29 - midi 45 - Place Gramont
Hector a beau freiner, il ne peut éviter le piéton qui s’est littéralement jeté sous ses roues. Dans le choc, Safari est brutalement projetée contre le pare-brise.
Elle n’avait pas encore attaché sa ceinture. Le jeune homme renversé gît à terre. C’est Bastien.
Les deux saignent abondamment. Pendant qu’Hectoret Zaïon appellent les secours, Marina file à pied et en
larmes chez Ludivine au Hédas. Elle ne sait comment annoncer à sa soeur l'accident qu'ils viennent de vivre et qui implique Bastien.

Vendredi 29 - Midi 55 - Quartier du Hédas
Quand Marina arrive enfin, elle n'a pas encore passé le portillon qu'elle sait qu'il y a ici un drame. Elle le sait
en regardant les rosiers de sa soeur : tous, sans exception, oui, tous les rosiers saignent. Le hurlement strident que pousse Marina en découvrant sa soeur à terre s'entend jusqu'au cimetière.

Vendredi 29 - 13H15 - Hôpital de Pau
Le week-end est sacrément abrégé et les jeunes amochés.
Judith, Elroy, et les parents de Zaïon et Safari, sans se connaître, se retrouvent à l'hôpital autour de leurs enfants respectifs. Ils attendent les verdicts de survie d'Aude, Ludivine, Bastien et Safari, tous quatre en attente de transfusion de sang.
Elroy, qui planche dessus tous les jours, ne pensait pas un jour en vivre à ce point l'essence même : savoir sa fille perdue si aucun sang compatible n'est aujourd'hui disponible...
Il sait qu'Aude est B+, un sang rare dont la pénurie en banque du sang n'est plus à prouver.
Tous se solidarisent, emplis d'espoir. A haute voix, ils se promettent dès lors de grossir le rang des donneurs de sang.

Vendredi 29 - 19h00 - Hôpital de Pau
Les quatre jeunes sont hors de danger. La vie reprend le dessus, grâce à ces donneurs anonymes dotés d'une conscience plus élargie que d'autres qui ne donnent pas...
Yeux fermés, yeux ouverts, assis ou allongés, tous ont sur le visage un merveilleux sourire, un sourire généreux, empli d'une grâce nouvelle qui ne les quittera plus.
La grâce de ceux qui donnent pour la vie.



Stéphanie Bellido

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